Un p’tit Bond en arrière, un p’tit Bond en avant : dans Skyfall, petit dernier de la série qui fête son cinquantième anniversaire, James Bond se fait maître du temps.
Premiers plans de Skyfall : un héros englouti par les tonnes d’eau d’une chute d’eau turque (autre chose que les toilettes du même nom, on vous l’dit), une M. sommée de prendre sa retraite… James Bond, incarné depuis peu par un Daniel Craig à l’allure de bodygard germain un peu usé par les intempéries serait-il bon pour la casse avec son Austin Martin? Un coup d’vieux, le Bond ?
Certes, le recyclage et l’énergie sustainable c’est tendance. Ceci dit, si le recyclage fait de vous un bon citoyen respectueux de l’environnement, ce dernier a plutôt mauvaise presse dans le domaine de l’art (ou en tout cas « avait »). On fait des suites de suites, on fait des films à partir de séries, souvent semble-t-il par manque d’inspiration et renouvellement (voir le Roi Lion 15 ou la vogue des films sur les vampires pour quelques exemples disparates). En ce cinquantième anniversaire de la série, il y a de quoi se demander si la crème sera digeste donc.
Faire du neuf avec du vieux, tel semble le pari du réalisateur Sam Mendès qui nous met en scène un James Bond alcoolique, incapable de viser, essoufflé après quelques longueurs de crawl. « All these jumpings, these fightings…It’s exhausting! You should relax, Bond », l’intime lui-même le grand méchant Javier Bardem (un grand méchant gay).
Mais pas d’inquiétudes : l’explosivité est toujours au rendez-vous et la chaise roulante est encore loin du p’tit Bond qui bondit toujours. Les ingrédients classiques sont là : le budget « dégâts collatéraux » est en effet toujours aussi impressionnant, on ne compte plus les bagnoles détruites, les trains déraillés, les bâtiments dynamités, et la petite larme est bien présente à la vue de l’Austin Martin explosée sur fond de montagnes écossaises. Mais cette fois, plus de gadgets à tire-larigot : simplicité et sobriété sont les maîtres mots de ce James Bond à peau usée: muni d’une radio et d’un flingue, c’est un retour à l’origine qu’opère le héros.
007 ne joue plus avec le feu, il joue avec le temps (son « hobby ? », la « resurrection » échangent le méchant et le héros en un duel sensuel) : les personnages vieillissent mais le film reste neuf. Le vintage c’est à la mode : sans nous faire du recyclage, James Bond nous paraît aussi authentique qu’une baguette de pain à l’ancienne de tradition originale : son ombre stylisée sur fond d’explosion, deux ou trois belles plantes que ses yeux bleus cernés pénètrent toujours mais qui semblent faire plus d’effet au méchant, un plan bien placé sur un dos nu encore fort bien pourvu et dégouttant de l’eau d’une piscine assortie à ses yeux,…
Film d’espionnage donc film d’action, l’équation est scrupuleusement respectée par le réalisateur. Ce qui n’empêche pas compréhension (« psychologie » dirait-on) et les sentiments de s’immiscer entre les éclats d’une douille sur lesquels la peau s’est refermée. Personnages davantage développés, moins de manichéisme : on recherche la cause et l’origine. Raoul Silva nous fait en effet plus penser par certains côtés à la créature de Frankenstein : monstrueux certes, mais pourquoi ? Les « gentils » (entendre le MI6) semblent y avoir leur part de responsabilité…En un sens, le film de Sam Mendès n’est pas très innovant : son grand méchant loué par les critiques est en réalité d’un type assez banal, tout comme l’est son image d’un Bond affaibli : depuis quelques temps déjà, les héros nous montrent leurs faiblesses ; en témoignent la récente vogue du biopic nous révélant « la face troublée» de nos idoles, ou d’autres encore tels que Drive mettant en scène un héros proprement « humain » – c’est-à-dire avec ses défauts : qui sauve des âmes d’un côté et explose un crâne de son pied de l’autre. Il faut dire que par définition, un héros est toujours confronté à une « blessure » : Achille dans l’Iliade n’est-il pas le parangon du héros ? La brève plongée dans l’enfance troublée de Bond ne fait que renforcer ce statut si l’on en croit donc l’analyse du type par Philippe Sellier. Ici la blessure (ou l’ennemi ?), c’est ce temps qui passe et dont la spirale ne peut se stopper : 007 est en lutte avec le temps. Les personnages secondaires ne sont pas seulement développés en effet par besoin de donner un peu moins d’importance à la figure du héros, mais plutôt ici pour en mieux révéler les faiblesses : c’est bien la jeunesse explosive du nouveau quartier-maître à laquelle James Bond vieillissant se heurte de plein fouet.
Mais si comme Léo Pinguet vous trouvez cette méta-réflexion – qui semble le passage obligé de toute œuvre aujourd’hui – d’une lourdeur qui casserait la magie Jamesbondienne où les gadgets sont finalement remplacés par un amas d’artefact, il restera toujours la beauté visuelle du film : nous sommes au cinéma que diable (et je ne veux pas parler ici de la puissance des explosions) ! Certes l’action et les acteurs sont deux « must » de tout James Bond qui se respecte. Mais n’oublions pas que le « cinéma » est aussi un art, celui de l’écriture du mouvement par l’image.
Entre jeux de miroirs, reflets et ombres chinoises, l’image est soignée : Sam Mendès joue des lieux – un building tout de verre et d’écrans à Shanghai prétexte à une course poursuite en reflets et illusions – et des ingrédients habituels du film d’action : les explosions envahissent l’écran en un décor rougeoyant sur lequel les silhouettes de Bond et de son ennemi se détachent, noires, pour ne laisser voir que le mouvement. Certains plans enfin frôlent de près une étrange beauté, un peu inquiétante mais qui saisit irrésistiblement l’œil : le voilier sur une mer plus lisse qu’un écran plat, l’île abandonnée à la saveur douce-amère d’un manga de SF ou steampunk nippon, les steppes écossaises du XIXème siècle dans lesquels le fantôme de Tennyson s’immisce… Par ces images, Sam Mendès s’amuse aussi de notre héritage culturel et nous révèle combien un paysage ou une époque est relié à des projections imaginaires (Ecosse-> Tennyson et XIXème-> passage psychologique : CQFD.)
James Bond vieillit et c’est ce qui fait la force de ce dernier James Bond : ne pas fossiliser son héros dans les représentations de son âge d’or. C’est d’ailleurs ce qui a toujours été une de ses caractéristiques : évoluer en fonction de son époque. Skyfall, comme les films précédents de la série, demeure d’abord reflet de notre société contemporaine : ère du cryptage informatique, de l’ennemi individuel et complexe à cerner, ère des relations gays, des origines métisses et des héros humains, ère de l’ « artefact culturel » enfin.
Pas de quoi jeter le Bond avec l’eau du bain donc !